Le droit est l’affaire de tous
Le droit est constitué de l’ensemble des règles régissant la vie d’une société. Le droit s’impose donc à nous à chaque instant de la vie : réglementation du travail, autorité parentale, code de la route, école, voisinage, impôts, élections, loisirs, etc. Penser le droit ainsi conduit à revendiquer la possibilité pour tout individu et tout corps social de participer à l’élaboration et à la construction du droit.
A pluralisme sociologique, pluralisme juridique. Il y a donc nécessité de contester le quasi-monopole de l’État dans la création de droit. Plus de 90% des lois et décrets sont aujourd’hui élaborés par les personnels ministériels, contre moins de 10% par les parlementaires, qui ont pour rôle de représenter le peuple.
Cette contestation peut se faire de façon combattive, tout simplement en permettant à chacun de devenir acteur du droit : ne plus subir le droit ni en abandonner l’élaboration et l’usage à une caste d’experts, le désacraliser pour en devenir praticien et par conséquent constructeur.
A partir de ces réflexions, motivés par les résultats obtenus par l’Association des fermiers drômois et constatant que dans les campagnes s’ajoute la difficulté de l’éloignement des instances judiciaires, des paysans de la Confédération Paysanne, avec l’appui de l’association Juristes Solidarités, ont élaboré dans le Sud-est de la France à partir de 2004 un concept d’action juridique collective et militante : les Comités d’action juridique (CAJ), pour l’accès au droit en milieu rural. Les CAJ sont des associations qui proposent au public rural un soutien juridique alternatif et des formations.
Le droit est un terrain de lutte
Les CAJ sont conçus comme des outils au service d’objectifs politiques de transformation sociale. Si la plupart des résistances ou offensives que l’on peut engager contre divers pouvoirs (politique, corporatif, financier, industriel, commercial, législatif, judiciaire, etc.) ont une efficacité circonstancielle, l’action juridique, elle, détient la particularité de permettre de franchir un palier en inscrivant les acquis des luttes à un niveau normatif, par la modification ou l’établissement de règles sociales devenant droits.
Ainsi, dans les CAJ, on utilise le droit quand on le considère favorable, on s’y oppose pour le faire changer quand on le trouve injuste, on l’invente et le fait reconnaître lors de situations sociales nouvelles. En agissant sur le droit, on évolue d’une attitude légaliste passive vers une attitude légitimiste active.
Il est important de noter que la démarche d’appropriation du droit est en elle-même facteur de changement social puisqu’elle s’oppose positivement à la confiscation de l’usage du droit par une élite, phénomène qui devient un outil de reproduction des rapports sociaux et donc un frein aux changements profitables aux plus démunis.
Une méthode participative et collective
Le fonctionnement des CAJ repose à la fois sur des pratiques de solidarité et sur la participation des individus ou groupes d’individus à la résolution de leurs propres problèmes juridiques, à l’image des boutiques de droit ayant vu le jour en milieu urbain dans les années 70.
Aujourd’hui, les CAJ sont principalement actifs dans la région Rhône-Alpes, où se sont constituées huit équipes de bénévoles (structurées en association dans chacun des huit départements) qui s’appuient depuis 2008 sur les compétences d’un juriste salarié, employé par l’association régionale des CAJ.
Lorsqu’une personne contacte l’association, elle est mise en relation avec un bénévole qui organise une première rencontre avec tout ou partie de l’équipe (au minimum un binôme). Ce premier temps entre ruraux confère dès le départ au soutien un caractère humain, une proximité sociale et géographique. Cela suffit souvent à redonner confiance à la personne, contrairement à l’atmosphère de froide expertise d’un cabinet d’avocat. Après cette première rencontre, des éléments complémentaires sont rassemblés pour mieux connaître la situation : documents, observations de terrain, rencontres avec le voisinage, entrevues avec les autres parties notamment en cas de conflit. Le CAJ décide de soutenir la personne si la demande lui paraît légitime et si l’équipe et la personne s’accordent sur l’issue à rechercher. La personne adhère alors à l’association.
Cette question de la légitimité est posée à chaque nouvelle situation et l’équipe détermine la solution qui lui semble la plus juste. Le CAJ combat les rapports de domination et d’exclusion, et vise par son action à rééquilibrer le rapport de force en faveur des plus démunis.
Sur le plan juridique, les bénévoles ont reçu une formation de base et, la pratique aidant, sont capables d’apporter eux-mêmes les éléments de droit. Au besoin, ils font appel au juriste salarié du CAJ pour les préciser. Si un rendez-vous avec le juriste est organisé, plusieurs bénévoles du CAJ sont présents. On instaure alors des échanges triangulaires et équilibrés entre la personne soutenue, les bénévoles et le juriste. Ainsi, la personne ne confie pas son problème au seul juriste, mais participe activement à sa résolution. Les éléments juridiques sont relativisés par les contextes familiaux, sociaux, économiques et la personne garde ainsi la maîtrise de son problème. Il est indispensable que le juriste adhère à cette méthode, qu’il n’ait pas une attitude d’expert gardien des textes et qu’il mette le droit à la portée et à la critique de tous.
C’est souvent lors de ces rendez-vous que la stratégie de résolution est décidée avec la personne. Elle ne sera pas exclusivement juridique, et encore moins uniquement judiciaire. Lorsque cela est possible, le CAJ essaie d’éviter les procédures, pour désengorger les tribunaux mais surtout parce qu’un jugement n’apporte pas de solution véritable à beaucoup de situations. L’association met donc en œuvre d’autres pratiques : le dialogue, la médiation entre parties en conflit, voire des réunions locales entre plusieurs acteurs. Si l’instauration d’un rapport de force est nécessaire, le CAJ peut solliciter une mobilisation collective de type syndical.
Ne pas déléguer l’acte judiciaire
La démarche d’appropriation ne s’arrête pas à la porte du tribunal. Si la stratégie juridique est préparée avec le juriste et si, en cas de procédure, c’est lui qui rédige les documents judiciaires (saisines, conclusions, etc.), l’intervention devant le tribunal n’est déléguée ni au juriste du CAJ ni à un avocat. Devant les juridictions qui le permettent, c’est un membre du CAJ qui assiste la personne, jouant, à sa manière, le rôle d’avocat. Devant les tribunaux où l’avocat est obligatoire, le CAJ fait appel à l’un de ceux qui acceptent de collaborer à la méthode de travail du CAJ et à la stratégie définie.
Une action de long terme
L’action des CAJ n’est à l’œuvre dans toutes ses composantes et à l’échelle régionale que depuis 2008. Elle reste donc récente et limitée. Les CAJ sont intervenus sur près de 200 situations, principalement liées à des problématiques agricoles, notamment foncières. L’ouverture aux autres aspects de la ruralité se fera progressivement, en parallèle de l’étoffement des équipes et de la diversification de leurs membres. L’implication que représente l’action juridique pour les bénévoles est très importante, et c’est un premier frein à son développement. L’autre frein principal est d’ordre financier puisque l’action est coûteuse, et que les CAJ demandent aux personnes soutenues une contribution financière bien inférieure aux frais facturés par un service juridique ou un avocat.
Sur le plan qualitatif, les résultats obtenus par les CAJ sont très positifs. Les situations accompagnées trouvent le plus souvent des issues positives, y compris dans le cas de procédures judiciaires. Il est par contre beaucoup trop tôt pour faire un bilan sur les avancées des droits. Mais des changements sont d’ores et déjà visibles sur le plan des rapports sociaux. Par exemple, suite à plusieurs cas similaires traités par le CAJ sur un même territoire, des comportements d’abus de pouvoir d’une administration se sont arrêtés. Mais le plus satisfaisant est le changement d’attitude des personnes soutenues vis-à -vis de leurs difficultés, du droit et des institutions. La meilleure façon de l’illustrer est de citer les paroles de l’une de ces personnes, qui depuis a intégré l’équipe du CAJ : « Grâce au soutien du CAJ, la peur s’en va, la confiance revient, notre dignité aussi. Au-delà de notre situation, c’est nous qui avons changé. Moi qui ignorais, il y a quelques mois, jusqu’à l’existence du code rural, me voilà plongée dedans ! C’est passionnant de voir comment avec du droit on peut créer du droit ».
Contact : Comité d’Action Juridique Rhône-Alpes, chez Laurence Ferrini, 8 chemin des Egrivolays, 38190 Torchefelon / CAJra@no-log.org