Juridicisation à outrance aux USA
"Juridicisation", voilà bien un terme propre à faire hurler les académiciens et autres défenseurs de la pureté et de l’euphonie d’une langue, et qui ne sera sans doute pas prêt d’être accueilli au sein des dictionnaires classiques ! Le néologisme possède plusieurs significations. Celle qui nous occupe dans cet article, consacré à ce phénomène aux USA, peut être définie comme suit : la propension à entamer un litige, à faire valoir des prétentions ou plus généralement à affirmer ses droits, à travers un recours accru aux tribunaux. Pourquoi parler de juridicisation aux USA ? Le phénomène a surgi ces dernières années et prend une ampleur considérable. Par exemple, l’industrie américaine du tabac, cernée par les procès que lui font les mouvements antitabac, les associations qui représentent les malades du tabac et les organismes d’assurance sociale, a conclu en juin 1997 un accord global avec une quarantaine d’états américains portant sur 368,5 milliards de dollars. Elle paiera également 22 millions de dollars aux avocats nord-américains mobilisés dans la bataille qui ont également la part belle dans d’autres procès. De tels procès pourraient sembler impensable dans d’autres pays, être vus comme quelque chose de typiquement américain, ce qui est globalement vrai ; mais en France, par exemple, le Comité national contre le tabagisme a dernièrement remporté un procès contre le fabricant français la Seita et Rothmans, au sujet d’une mauvaise application de la loi, qui tend à défendre les consommateurs en les prévenant des risques que fumer représente pour la santé. Pourquoi autant de procès aux USA ? Le droit y occupe une place à part dont les cabinets d’avocats sont les collèges de prêtres. Car le droit est pour eux une immense source de revenus. L’explosion contentieuse serait provoquée par un ensemble de règles dont les avocats usent et abusent. Une loi initialement votée pour lutter contre la mafia devient une loi fourre-tout, qui permet notamment de poursuivre des groupes anti-avortement qui attaquent les cliniques. Les avocats peuvent légalement faire leur propre publicité et il n’est pas rare qu’un cabinet clame, à la face de ses clients potentiels, qu’il a pu obtenir 40 millions de dollars en dommages-intérêts pour l’amputation d’un bras. Les procès riment avec les millions, ils riment aussi avec entreprises. Ces dernières sont les principales cibles et depuis quelques années des secteurs entiers sont touchés, tels que la médecine contraceptive, les fabricants de casques de football, de petits avions, les industriels de l’amiante,... Face au risque de se retrouver devant les tribunaux, les entreprises se protègent en se conformant à trois règles de conduite : 1. Toute forme de discrimination, sexuelle, raciale, ethnique, est illégale (l’avocat Martin Greestein fut condamné à verser 1.250.000 dollars pour avoir glissé des bonbons dans la poche du corsage de sa secrétaire) ; 2. Protéger et informer le consommateur (McDonald’s dut verser 500.000 dollars à une cliente qui s’était blessée en manipulant une tasse de café brûlant) ; 3. Surveiller de près son cours de Bourse et informer ses actionnaires. En effet, dès que le cours des actions d’une société chute brutalement, les actionnaires assignent et réclament des indemnités égales à la différence entre le cours de Bourse du jour antérieur et postérieur à la baisse. Le président de la chambre des représentants, Newt Gingrich, tempête contre cet état de fait et entend faire voter une loi permettant de combattre des excès qui coûteraient au pays une somme de l’ordre de 100 milliards de dollars par an. Mais un tel combat ne s’avère-t-il pas vain quand on connaît la composition du Congrès américain ? Sur les 535 membres, 229 sont des avocats. Et qui sont les bénéficiaires d’une juridicisation à outrance¤ ? Les avocats, plus que les clients qu’ils sont censés défendre.