Socialisation juridique et modèle culturel

L’image du droit en Russie et en France




L’ouvrage collectif et pluridisciplinaire dirigé par Chantal Kourilsky-Augeven s’appuie sur les recherches en socialisation juridique. Autrement dit sur "la formation, pendant la période de l’enfance et de l’adolescence, de systèmes individuels durables de représentations et d’attitudes à l’égard du droit" : ce sont donc les enfants et les adolescents, et leurs réponses, qui sont la "matière première" de cet ouvrage. La méthode de la socialisation juridique s’appuie ainsi sur le langage, vecteur privilégié des représentations du droit qui se forment chez les enfants, de façon d’autant plus durables et prégnantes que, précisemment, elles se sont formées à cette époque de l’existence. Cette enquête a été effectuée en 1993 au sein de populations d’enfants et d’adolescents (de 11 à 18 ans) russes et français, et faisait suite à une enquête menée en 1987 auprès de jeunes Français uniquement. La problématique générale de l’ouvrage s’articule autour de la question suivante : quelle valeur une population accoutumée à un fonctionnement social particulier (en l’occurence celui de la Russie au sortir de la période socialiste) accorde ou va accorder au rôle du droit et à la suprématie de la loi qu’en France on estime comme essentiel ? Nous avons choisi de rendre compte des conclusions de cette enquête à partir de trois notions centrales que les enfants définissent à leur manière... Loi : "c’est quand le président Eltsine fait une loi et qu’on doit la respecter, sinon on vous met derrière les barreaux" La valeur de parole culpabilisante a toujours été mise en avant pour restituer la conception russe de la loi. Elle semble toujours à l’oeuvre aujourd’hui puisque pour les jeunes Russes, la loi est davantage "une règle à ne pas transgresser" qu’une "règle à suivre, à respecter" comme la définissent leurs homologues français. Si les jeunes Russes et Français renvoient les mêmes images d’une loi et d’une justice essentiellement réduites au "pénal", leurs perceptions de l’infraction et du délinquant diffèrent largement. Pour les premiers, l’infraction est nécessairement un "crime", une "mauvaise action", un "acte effrayant", ce qui explique qu’ils rejettent hors de leur univers les délinquants qualifiés d’individus "anormaux" ou "dépourvus de conscience" : comme le résume l’auteur, on se trouve face à une "dramatisation de la transgression d’une loi morale". Cette approche diffère de celle des petits Français, accoutumés à une relativisation, les conduisant à formuler davantage de réserves sur l’infraction perçue comme une forme de contestation, ou sur l’efficacité des sanctions classiques. Pour Chantal Kourilsky-Augeven, "la dominante de jugement moral chez les Russes redouble la condamnation de l’acte réprimé par le droit pénal, justifie la sanction et exclut les délinquants. La dominante d’objectivation chez les Français fait analyser l’infraction en un manquement à des règles dont chacun pourrait être coupable et qu’il ne doit donc pas juger, mais qui, en cas de gravité, relève des tribunaux". Pouvoir : "quelque chose que les gens ne partagent pas et qu’ils désirent" Les Russes voient dans le pouvoir une entité énorme par rapport à laquelle l’individu est insignifiant. Mais si en France l’abus, l’autoritarisme du pouvoir ne représentent qu’une dérive éventuelle, ils sont une donnée consubstantielle de celui-ci en Russie. Dès lors les institutions censées le servir, sont perçues comme ne remplissant pas leurs fonctions , ce qui explique les réactions spontanées de certains jeunes Russes lorsqu’on leur soumet certains termes : "le tribunal, c’est un théâtre", "les juges sont des maffiosi", "l’avocat est corrompu, c’est un baratineur"... Mais ces réactions diffèrent selon le sexe des intéressés et c’est l’occasion pour les auteurs de faire intervenir des "données sexuées universelles" à même de nuancer les dominantes culturelles. Ainsi les garçons révèlent une attitude plus tendue à l’égard du pouvoir, lié à l’autorité et à la hiérarchie. Les filles, quant à elles, prêtent davantage attention à l’ordre qu’au pouvoir et mettent l’accent sur les relations interpersonnelles et sociales : elles "composent" plus facilement avec le pouvoir, manifestent des réactions moins émotionnelles vis-à-vis de l’autorité et se montrent plus insistantes que les garçons pour défendre leur liberté... Autant d’observations confirmant l’intérêt que nos sociétés respectives peuvent retirer d’une présence de femmes aux postes-clés du pouvoir politique ou économique... Liberté : "quand on fait ce qu’on veut et qu’on ne vous gronde pas" Si par tradition les Français sont attachés aux "droits et libertés du citoyen", les Russes eux proclament leur attachement aux "droits et obligations de l’homme", cette idée de réciprocité rejoignant notamment celle des sociétés africaines et emportant l’assentiment des théoriciens des droits de l’homme. Les auteurs de cette étude soulignent que des droits individuels font leur apparition : il s’agit notamment du droit de propriété et du droit de divorcer, que les auteurs lient à un désir d’individualisation et à une revendication de liberté absolue. Ici précisément se révèlent deux malentendus qui sont à l’origine des schémas classiquement diffusés à propos de la Russie. Le premier a trait à ce désir d’individualisation qui ne "cadre" pas dans une société souvent présentée comme communautariste. A l’époque contemporaine, on a cru voir cette tendance communautaire dans le droit dont les enfants et adolescents russes entendent profiter en premier lieu à leur majorité : celui de se marier, alors interprété comme la volonté de reconstituer un groupe affectif remplaçant celui qu’ils quittent. Or ces revendications d’un droit de propriété ("avoir quelque chose à soi") et d’un droit de divorcer ("se couper du groupe") heurtent les schémas réconfortants que l’on a depuis longtemps véhiculés sur la Russie. Le second malentendu est conforté par ces droits individuels précisement, lesquels peuvent être interprétés comme révélant une soif de liberté absolue : les adeptes des généralisations culturelles retrouvent alors toute leur verve et dissertent sur l’absence de conscience du caractère social et juridique des libertés, la rébellion des Russes à l’encontre de toute forme d’autorité... On perçoit ici, qu’à vouloir donner systématiquement une explication globalisante, dès lors qu’ils croyaient déceler un trait de caractère russe, les observateurs ont élaboré des théories diamétralement opposées, faisant tantôt de la Russie un modèle de société communautariste, conservatrice, ne jurant que par le groupe, tantôt un exemple de société caractérisée par un état de rébellion permanente et composée d’individus mus par des instincts individualistes !... Chantal Kourilsky-Augeven "tranche" dans les clichés simplificateurs, traditionnels des occidentaux. Elle affirme ainsi, que cette revendication de liberté n’existe pas par elle-même, mais qu’elle constitue une sorte de légitime défense à l’égard d’un pouvoir (familial ou social) aux limites non déterminées : "les individus adressent au système social, juridique et politique des demandes implicites sous-jacentes à la violence même de leurs critiques et attendent une réponse fiable de la part de ce système". Autrement dit, la liberté est utilisée par les citoyens Russes comme une menace à l’encontre d’un pouvoir qui n’assure pas leur sécurité (morale, physique et financière).


calle
calle
Mots-clés Citoyenneté - Concept juridique - Conditions de vie - Culture juridique - Démocratie - Droit - Droit-réalité - Droit-représentation - Education - Education civique - Enfant - Enquête - Etat - Justice au quotidien - Loi - Mutation culturelle - Pouvoir - Représentation sociale -

calle

Site réalisé avec le soutien de la Fondation de France et de la Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l'Homme | Juristes-Solidarités participe à la Coredem | Action soutenue par la région Ile-de-France