Pluralisme juridique en Amérique Latine
Oscar Corréas est professeur à l’Université autonome de Puebla (Mexique). Dans un récent article, il développe certaines de ses réflexions sur le pluralisme juridique en Amérique Latine Remettre en cause le postulat "Un droit un Etat" ? L’auteur prend comme point de départ de sa réflexion l’idéologie juridique dominante formulée par Kelsen (juriste (1881-1973) ayant élaboré une Théorie pure du droit selon laquelle l’ordre juridique serait fondé sur un ensemble de normes fondamentales hiérarchisées) : 1° le droit d’un Etat empêche l’existence d’autres droits, 2° l’Etat empêche la coexistence d’autres entités sur un même territoire. Néanmoins, selon lui, les observations sociologiques actuelles sur la coexistence des systèmes normatifs sur un même territoire, tendent à remettre ces deux postulats en question. Le droit crée l’Etat L’idée que droit et Etat sont la même chose résulte d’une idéologie, c’est-à -dire d’un discours à propos du droit. Posé simplement, le droit et l’Etat ne sont que ce que les gens en pensent, et comme tel ces concepts sont susceptibles d’être interrogés indéfiniment. Dans ce cadre, l’Etat tel que nous le connaissons -si tant est que nous le connaissions- est une création du discours juridique et dépend de l’usage qu’en font les citoyens. L’Etat dépend de l’efficacité du droit. C’est le droit qui crée un être fictif, l’Etat, et non le contraire. Si l’on admet que droit et Etat sont la même chose, dès lors il faut reconnaître que le pluralisme juridique révèle également un pluralisme étatique. Un tel fait est inadmissible pour les tenants de l’idéologie juridique dominante, ceux qui maîtrisent le droit en vigueur et qui mettent en avant d’autres concepts : souveraineté, unité du système juridique,... A l’assaut des fictions juridiques dominantes La critique de l’idéologie juridique tient précisément un autre langage. Il n’y a aucun intérêt à maintenir l’idéologie de l’unité de l’Etat dès que l’on découvre l’existence du pluralisme juridique. Qu’est-ce qui empêcherait d’accepter l’idée d’un pluralisme étatique ? Démocratie et pluralisme La démocratie est ce que les gens en font. La démocratie s’entend normalement comme, entre autres, un processus servant à produire des normes, cette production devant se faire par la représentation de la majorité de la population. Cette notion de démocratie, basée sur la règle de la majorité, est formelle. En réalité, une norme ne peut être déclarée démocratique si elle résulte uniquement de certaines procédures d’adoption de la règle, sans respecter un certain contenu social. La démocratie ne peut pas non plus exclure d’autres systèmes juridiques alternatifs sous peine d’exclure également les minorités et les différences. La démocratie d’un Etat hégémonique ne peut ignorer la démocratie d’autres groupes existant en son sein. Il ne s’agit pas, pour le système dominant, d’incorporer les systèmes alternatifs mais de les laisser vivre à côté d’eux. Un concept différent de démocratie est celui qui inclut dans sa définition le pluralisme juridique. En vertu de ces ajouts, un Etat n’est pas démocratique quand il ne reconnaît pas ou combat d’autres systèmes alternatifs démocratiques. Un exemple : en Amérique Latine, dans leur action, les paysans sans terres développent l’idée d’un système normatif basé sur une idée démocratique, la répartition de la richesse. A ce titre, les organisations populaires peuvent être considérées comme l’efficacité -et le terme efficacité est très important dans le discours sur la théorie juridique !- d’un système normatif alternatif au système hégémonique, une efficacité bien plus démocratique que celle présentée par les Etats d’Amérique Latine. Mais pour le système idéologique dominant, les violations de ses normes, l’appropriation de terres, en l’occurrence, doivent être sanctionnées, alors que, au contraire, pour la critique de cette idéologie, il n’y a aucune violation de normes mais l’obéissance à un ordre juridique alternatif. La démocratie implique le pluralisme juridique et le pluralisme étatique Si des systèmes normatifs coexistent, la démocratie suppose la transformation de l’idéologie juridique dominante. La démocratie n’est pas possible sans la coexistence de droits alternatifs, comme les droits indigènes et d’autres systèmes juridiques d’origine populaire, avec le droit de l’Etat. Quand on manipule des notions juridiques, ou qu’on leur donne un autre contenu, c’est un peu comme ouvrir la boîte de Pandore. Il convient d’apporter certains tempéraments aux affirmations précédentes. Par exemple, doit-on défendre la démocratie des systèmes hégémoniques des Etats contre les systèmes alternatifs indigènes, quand ces derniers ne sont pas démocratiques selon nos définitions et qu’ils peuvent se révéler fort cruels s’agissant du non-respect de leurs propres normes ? Un système juridique alternatif contient les germes de la subversivité. L’histoire de l’Amérique latine est féconde en exemples de renversements de l’ordre juridique : systèmes ibériques contre systèmes indigènes, systèmes des indépendantistes contre systèmes coloniaux, système communiste contre système capitaliste... Un nouveau pas dans le cadre de la réflexion latino-américaine sur la démocratie, une fois admis le pluralisme juridique, est d’obtenir maintenant les réponses qui permettront de solutionner les contradictions possibles entre démocratie et systèmes juridiques alternatifs.