Dans le cadre de la "Rencontre inter africaine sur les pratiques alternatives du droit" (Cotonou, Bénin, octobre 1992), Manuel Jacques, directeur de Quercum (Centre de Développement et d’Etudes Juridiques) au Chili, a témoigné sur l’expérience des services juridiques latino-américains. Le dialogue Sud/Sud aboutit à un constat commun : le droit existant ne sert pas à résoudre les problèmes du Tiers Monde. Avec les participants africains, M. Jacques a contribué à un débat autour de la recherche de nouvelles voies pour réfléchir, imaginer et créer le droit. Un certain nombre de défis théoriques naissent de la pratique, dont les principaux seraient : 1) Démystification du droit. Il faut dévoiler le mythe du droit à partir d’une discussion théorique ayant pour objectif une prise de conscience critique. 2) Droit et transformation sociale. Actuellement, le temps est venu de distinguer, d’une part, une logique de conso-lidation du système par l’intermédiaire du droit et, d’autre part, une autre logique qui situe le droit comme une ressource stratégi-que de transformation. La première logique répond à une conception légaliste du droit, qui utilise la loi en tant que mécanisme de défense, cherchant la résolution des conflits uniquement dans la réponse légale des tribunaux. Dans une deuxième logique de transformation, le concept du droit s’associe plutôt à l’idée du "juridique", différent du "légal", et rejoint ce qu’on pourrait nommer "droits au quotidien" : à savoir, tous ces besoins insatisfaits que la population défavo-risée n’arrive pas encore à identifier comme étant des problèmes juridiques. De ce point de vue, la défense n’est plus la représentation du client dans le procès, mais une démarche d’éducation juridique reliée à l’organisation, la mobilisation, la formation, la proposition normative pluraliste et la recherche de solutions alternatives aux conflits. 3) Critique des idées reçues. Le légalisme ou formalisme juridique, conséquence idéologi-que de la "théorie pure du droit" de Kelsen, consiste à aimer la loi pour sa forme laissant de côté son contenu. Il est à l’origine de croyances telles que : la loi est un monopole, un oracle de la connaissance juridique, marginalisant ainsi toute autre connaissance juridique non consignée dans la loi ; la loi comme synonyme de vérité, alors qu’elle peut être fausse, impliquant une confronta-tion entre savoir et comprendre, une sépara-tion artificielle entre sujet et objet du droit ; une conception traditionnelle du rôle du droit en tant que discipline sociale, dans la trilogie "contrôler-corriger-punir", excluant son rôle créatif, socialisateur, libérateur. 4) Pluralisme juridique et normativité. Divers ordres juridiques peuvent converger dans une société, car ils répondent à une diversité sociale. Le cas le plus visible concerne les sociétés qui ont des minorités ethniques. L’idée d’un droit minoritaire ne doit pas être comprise comme une imposition normative qui pèse sur tous, mais comme une conver-gence harmonieuse de la pluralité. Il existe également une conception plus large du pluralisme juridique, qui implique la prise en considération non seulement des droits coutumiers, mais aussi des situations sociales d’auto-régulation, tels que les mécanismes des secteurs populaires, de l’économie infor-melle, jusqu’à maintenant exclus des sources de la normativité. 5) Validité matérielle du droit. La validité formelle du droit entend l’efficacité de celui-ci comme une application passive. En revanche, pour une validité matérielle, l’efficacité du droit a forcément une applica-tion active, et c’est la communauté même qui met en oeuvre ses propres droits en tant que sujet capable de faire des propositions. 6) Tension entre légalité et légitimité. Ce problème ne pourra être résolu sans l’inclu-sion de la notion de "pouvoir", en tant que "capacité d’exercer une influence sur les décisions à partir de ma propre proposition". Sans capacité d’influence, il n’y a pas de pouvoir. Comment les secteurs populaires peuvent-ils exercer cette capacité, pour fonder ainsi une vraie légitimité ?