Considérer le phénomène juridique dans son ensemble, pratiques et discours, ne conduit pas seulement à abandonner le mythe de la supériorité des droits occidentaux mais aussi à reconnaître que pratiques et discours ne peuvent être disjoints, car dans la réalité inséparables, indissociables. Dans le domaine du droit, les pratiques n’ont de sens et d’efficacité que par les discours qui font admettre leurs résultats, et ces discours ne se comprennent qu’en considé-rant ces résultats. C’est aussi vrai là où les discours juridiques font passer les résultats en les cachant que là où ils les font passer en les justifiant : la même réalité inégalitaire et élitiste se trouve dissimulée par le discours juridique français et exaltée par le discours africain traditionnel, -ce qui dans les deux cas, en fait accepter les résultats. Une réflexion sur les politiques de transfert des droits ne peut faire abstraction des prati-ques des utilisateurs des droits. Or, si les modalités de leur action sont souvent comparables en Occident et hors de l’Occi-dent, les objectifs poursuivis eux sont fort différents. Les textes qui prévoient les procédures judiciaires pour mettre fin aux querelles individuelles n’ont pas le même effet là où l’objectif est plutôt de triompher de l’adversaire et là où il est plutôt de se concilier et de se réconcilier. On peut en dire autant des textes qui établissent des sanctions pénales contre les délinquants quand l’objectif est d’amender le délinquant et quand on considère le délit comme le symptôme d’un mal social et que l’objectif est plutôt de traiter la collectivité atteinte. D’autant que, s’il est relativement facile d’adopter de nouveaux textes, les objectifs des populations ne changent pas facilement, très liés à l’éducation. Changement de textes et évolution des mentalités obéissent à des rythmes différents. C’est d’autant plus vrai quand on considère, dans le discours, non seulement le texte qu’on peut lire ou entendre, mais les représentations qui y sont associées et qui lui donnent son sens. Ces représentations, liées à l’idéologie domi-nante, sont de caractère mythique, même en France. Le mythe de la volonté nationale y éclaire une Constitution qui permet d’im-poser à tous ce qu’on appelle la loi de la majorité. Le mythe de l’unité du droit y est fort habilement utilisé par les plus hautes juridictions pour dégager, sans paraître les créer, des principes généraux qu’elles utili-sent pour renforcer leur contrôle sur l’admi-nistration. La sacralisation de l’Etat, le culte de la loi, rappellent toutes les mythologies qui attribuent le pouvoir aux dynasties ou aux individus choisis par Dieu et magni-fient l’efficace de son verbe, de la parole de ses représentants ou des tambours de comman-dement. Or, ces représentations sans lesquelles les discours qui les portent auraient toutes autres significations, évoluent à un rythme encore plus lent que les choix d’objectifs des utilisateurs du droit. Il ne suffit donc pas de recopier un texte pour transférer un droit. Le texte ne parle que par les représentations qui lui sont associées et qui ne s’expatrient pas. Et quand bien même le discours qu’ils forment ensemble s’exporterait, il devrait s’associer à des pratiques juridiques qui auraient toutes chances de différer de celles qu’on attendrait parce que répondant à des objectifs diffé-rents. Dénoncer la double illusion (supériorité- transfert) c’est faire apparaître que les évolutions d’un droit, même quand elles répondent à des nécessités venues de l’exté-rieur, ne peuvent être qu’endogènes.