Pour le syndicat Parivartan à Baroda, petite ville au nord de Bombay, en Inde, "il n’est pas question de dépendre d’un avocat pour aucun combat". De fait, depuis 1976, nombreux parmi ses 5000 ouvriers membres ont eu l’occasion de préparer et de présenter eux-mêmes leur défense au cours de plus de mille actions engagées devant les Tribunaux locaux. Leur secret : une "Ecole de droit" ambulante, où l’on forme quasiment des juristes autodidactes ! Une école de pratiques où les ouvriers se jettent à l’eau lors de séances fictives de tribunaux, sur des cas réels... Pourquoi vouloir se passer d’avocats ? Ou du moins, y recourir de manière différente ? Lorsque l’éducation et l’action juridiques sont des moyens d’organiser les populations marginales et opprimées, de leur faire prendre conscience de leur place dans la société, de "leur droit d’avoir des droits", le rôle des avocats ne peut qu’être différent. Car pour encourager les plus pauvres, les marginaux, les "sans droits", à justement défendre leurs droits, le recours à des avocats classiques présente des risques et des inconvénients : bien sûr, le coût... Mais surtout, en prenant la défense de leurs clients, ils les privent de leur capacité de mobilisation, les dépossèdent de leur propre défense, les rendent dépendants d’eux... et d’une logique juridique où trop souvent leurs droits n’ont pas leur place. En outre, rares sont les avocats prêts à défendre ces causes difficiles, surtout dans les pays comme Singapour, la Malaisie, Hong Kong, où une croissance économique fulgurante s’appuie sur la suppression de tout espace de revendication, et où les avocats pensent plutôt à leur sécurité et à leur carrière... Pourtant, bien difficile de ne pas faire appel à eux, quand on se trouve face à des systèmes juridiques non seulement abstraits et complexes, comme ils le sont tous, mais en outre s’exprimant, dans presque tous ces pays d’Asie, dans une langue que les plus pauvres ne maîtrisent pas : l’anglais. D’autant que le monopole des avocats reste la règle dans la plupart des tribunaux. Et que les organisations populaires manquent de temps et de personnel pour gérer et mener elles-mêmes les actions en justice, et suivre les actualités juridiques (sans compter que les publications juridiques valent des fortunes...). Face à cette situation, on trouve en Asie une grande richesse de réponses, sans cesse remises en question et améliorées. Certains groupes d’avocats "alternatifs" répondent d’eux-mêmes à ce besoin et offrent, quasi gratuitement, aux organisations populaires conseil et aide juridique, formation, et prise en charge des actions en justice d’une manière qui permet la participation maximale des intéressés. Ils sont nombreux aux Philippines, certains regroupés au sein d’un réseau de 19 "Groupes juridiques alternatifs", doté d’un Code d’éthique ; en Thaïlande, en Malaisie, au Sri Lanka également... Les organisations populaires développent leurs propres initiatives. Certaines emploient des avocats comme permanents ; les syndicats ouvriers le font souvent, l’action juridique y étant priviligiée (législation du travail, tribunaux plus faciles d’accès, développement de la médiation et de la négociation). De même, Ain O Salish Kendra (Centre de ressources juridiques pour les femmes), à Dhaka (Bangladesh), emploie 2 avocats qui, chaque semaine, dans les bidonvilles, participent à des discussions collectives avec les femmes, conseillent et favorisent la médiation. A Bombay, les Jeunes pour l’Unité et l’Action (YUVA) ont mis en place leur propre centre de ressources juridiques où collaborent juristes et non-juristes/organisateurs, et qui devrait devenir autonome et se reproduire dans les commu-nautés. Friends of Women (FOW) en Malaisie travaille avec des réseaux régionaux d’avocats bénévoles, et les rencontre dans des réunions collectives mensuelles, avec les femmes des communautés. UNNAYAN, qui mobilise les habitants des bidonvilles de Calcutta contre l’expulsion, prépare les dossiers pour les 4 ou 5 avocats qui les appuient et fait participer les populations qui dressent elles-mêmes la liste des votants, des bénéficiaires de cartes de rationnement, rédigent et présentent les pétitions, etc... Les avocats peuvent ainsi être associés à une réflexion collective et active, parties prenantes d’une mobilisation où les organisations populaires ne perdent pas la maîtrise de leur lutte. Celà permet en outre aux militants de se former, au point de pouvoir conseiller les avocats sur les démarches à suivre et les arguments à défendre devant les tribunaux. Cela permet aussi aux avocats de profondément modifier leur vision et leur approche de l’action juridique et judiciaire, et des réalités vécues par les "sans-droits". On assiste en quelque sorte à une "déprofessionalisation" des avocats, qui devient même un programme pour certaines organisations. Dans certaines situations cependant, même des avocats éclairés ne peuvent remplacer une démarche d’autodéfense par les populations : c’est ce qui justifie la formation de tribunaux "différents", ou la mise en place d’une médiation sans avocats, où les personnes concernées peuvent être enfin leurs propres avocats... Ainsi, quand les avocats et les juges sont des hommes, dans des pays ou les femmes, privées de leur droit d’exister pour elles-mêmes, doivent tout sacrifier à la famille, comment ces femmes peuvent-elles défendre leurs droits ? Mahila Parishad, à Dhaka (Bangladesh), a mis en place un "tribunal informel" qui assure une sorte d’arbitrage entre les femmes et leurs époux et familles, 2 à 3 fois par semaine au bureau de l’organisation (avec déjà 6 à 7.000 sessions !). Arbitrage mis en oeuvre grâce au pouvoir de pression de ce mouvement de masse pour la libération des femmes... Au Sri Lanka, OSLEN a mis sur pied un "tribunal alternatif" pour permettre aux villageois de prendre eux-mêmes la défense de leur environnement, en préparant l’accusation et prenant la parole devant ce tribunal réuni sur place, et dont les juges sont des personnalités religieuses, intellectuelles ou artistiques. En dehors de ces cas précis, les avocats demeurent des appuis importants dans toute démarche juridique populaire. Ils peuvent en particulier fournir des informations sur les failles de la loi, les stratégies et tactiques possibles, tous ces "tuyaux" qui permettent des actions para ou méta-juridiques. Ils contribuent à l’effort pour "créer" de nouvelles lois, avec la participation populaire ; le projet de loi sur le Droit à l’habitat en Inde ou, aux Philippines, la Proposition populaire de loi de réforme agraire (PARCODE) et la Loi sur les pêcheries sont le fruit d’un travail de dialogue constant entre populations concernées, organisations popu-laires et avocats. Ils participent directement ou indirectement à des programmes de formation, destinés à transmettre aux organisateurs ou aux populations, à la fois une information sur la nature et le contenu des lois, et des informations pratiques pour l’action. Les avocats de SALAG (Structural Altenrative Legal Assistance for Grassroots) aux Philippines, souhaitent même aller plus loin : ils veulent devenir des organisateurs, sur le terrain, estimant que "l’avocat doit prendre parti aux côtés de la communauté", et être prêt à prendre le temps nécessaire (même des mois, des années) pour former, dans chaque communauté, des parajuristes totalement capables de se prendre en charge et de régler les problèmes de leur communauté. Des parajuristes qui se passent d’avocat... Alors, les avocats doivent-ils être aussi des organisateurs pour réellement s’insérer dans une démarche critique et populaire du droit ? La plupart ne se lancent pas dans cette aventure et, réservant ce rôle aux organisations populaires et aux parajuristes qu’elles forment, choisissent de demeurer des appuis, au service d’un processus sans en être les acteurs principaux ...