L’étude ici présentée s’inscrit dans une perspective historique, autour de quatre périodes, pour éclairer les relations entretenues entre les "pobladores", occupants des zones d’habitat spontané, et le système politique péruvien, à la lumière des modes locaux d’organisation juridique et du cadre juridique formel. La première période (1948-1961) voit, sous l’effet du processus d’industrialisation et de la politique de substitution des importations, se constituer les premières grandes zones d’habitat informel. C’est par milliers que les paysans de culture andine se pressent dans les villes, aveuglés par les promesses de la modernité et rapidement marginalisés. Les associations de "pobladores" vont jouer un rôle fondamental au cours du processus d’appropriation de l’espace alors entamé, et s’imposer comme le premier pouvoir local susceptible d’assurer le contrôle et la mise en valeur des lots et des terrains d’habitation. Elles sont à la tête du mouvement de reconnaissance des droits de propriété du sol. A la même époque (1948), le Général Manuel OdrÃa s’empare du pouvoir suite à un coup d’Etat militaire. Soucieux d’assurer une base solide, il décide de se tourner vers les dizaines de milliers de migrants vivant à Lima. La croissance des bidonvilles est ainsi tolérée, voire organisée sous la tutelle de fonctionnaires, et des terrains sont offerts aux nouvelles communautés. Ce n’est qu’en 1956, que le régime constitutionnel instauré par Manuel Prodo légalise cette situation informelle latente. En février 1961, son gouvernement approuve la loi 13517, connue comme la loi des quartiers marginaux. Au cours de la deuxième période (1962-1968), en vertu de la loi 13517, l’Etat devait reconnaître l’existence des zones d’habitat informel et établir leur légalité en contrepartie d’une somme symbolique pour les quartiers situés sur des terrains publics, et du montant de l’expropriation pour ceux établis sur des terrains privés. Les "pobladores" s’engageaient eux à ne pas former de nouveaux bidonvilles ; l’autorité gouvernementale se chargeant de construire des zones d’habitat populaire dotées de l’ensemble des services de base, de titulariser, d’assainir et de réorganiser selon des plans urbanistiques spécifiques, les zones informelles existantes. Quel fut l’impact de cette loi sur les deux parties concernées ? La population se voyait satisfaite dans ses demandes les plus pressantes : la régularisation des occupants illégaux. Mais l’interdiction faite par les autorités d’établir de nouvelles zones d’habitat est ignorée et dix-neuf nouveaux bidonvilles feront ainsi leur apparition. Quant au gouvernement, l’appli-cation de la loi 13517 va rester lettre morte, celui-ci préférant, sous la direction de Belaunde (1962-68), se concentrer sur le développement rural et la limitation de l’exode en milieu urbain. D’autre part, ce retrait de l’Etat va favoriser, sous la pression des nouvelles générations scolarisées et revendicatives, l’organisation d’associations de "pobladores", instrument privilégié de l’insertion urbaine. Lors de la troisième période (1968-1980), en 1968, les militaires s’emparent du pouvoir et affirment leur volonté de conduire le pays dans la voie humaniste et socialiste. Dans ce nouveau contexte, les groupes corporatistes vont s’imposer comme principal interlo-cuteur et les "pobladores" vont être considérés par l’Etat comme une entité particulière. Ce nouveau discours idéologique particulier va appeler à la participation populaire, à la reconnaissance de l’identité andine et migrante. Fait fondamental, l’Etat reconnaît à la population marginale des droits sociaux. Mais en 1975, l’Etat réformiste, confronté à la crise économique, durçit nettement sa position. Il se détache progressivement des populations démunies et endosse le masque totalitaire. Concernant le rapport au droit, il est intéressant de noter l’évolution des "pobladores". Dans un premier temps, ces derniers ont revendiqué la régularisation de leur situation. Le droit a répondu à cette demande par la loi 13517. Dans les années 60 et 70, l’attitude de cette catégorie de population envers le droit formel va être très sélective, et sera fonction de son intérêt à reconnaître, ou non, la loi. Parallèlement, les "pobladores" administrent la justice au niveau local, de manière totalement autonome, produisant ainsi un véritable système de normes sociales, de droits et de devoirs. La communauté se détache donc de l’Etat et établit son propre cadre régulateur, rejetant par la même le droit formel, caractéristique du dominant et de la ville formelle à laquelle elle n’a pas accès. C’est un réel processus de démocratisation sociale qui s’impose alors au Pérou, les secteurs populaires définissant consensuellemnt les critères de justice sociale et les devoirs auxquels l’Etat doit se plier. Pendant la quatrième période (1980-1992), c’est dans ce contexte (démocratisation sociale / système politique défendant les intérêts de quelques-uns) que s’ouvre une nouvelle ère démocratique marquée par une forte crise économique Au Pérou, l’appauvrissement des populations urbaines va favoriser l’éclosion de mouvements subversifs ainsi que la multi-plication des invasions de terrain. Du point de vue organisationnel, les associations dont l’objectif principal était la défense des intérêts fonciers et politiques des quartiers informels, vont céder la place à de nouvelles structures dites de "survie" se mobilisant pour l’emploi et l’alimentation des populations marginales. Des liens sont noués avec les administrations municipales locales (notamment de gauche) sur la base de programmes sociaux. L’attitude confrontationniste est donc progressivement abandonnée au profit de l’institutionnalisation, c’est-à -dire de la négociation avec le système en place. Cette situation va se traduire sur le plan légal par le refus du gouvernement de reconnaître et légitimer les organisations populaires. En cette période de pauvreté, les organisations sociales vont toutefois exiger de l’Etat la reconnaissance et le respect des droits sociaux. Alors que dans les années 70, l’attitude par rapport au système juridique formel demeurait fortement sélective, celui-ci est désormais interpellé et sommé de produire le droit. A noter que le cadre juridique interne défini et adopté par les communautés locales ne disparaît pas pour autant. Ce mouvement va rencontrer l’opposition du gouvernement conservateur d’Action Populaire au pouvoir de 1980 à 1985. Le fossé ainsi creusé entre le haut et le bas de la pyramide sociale, va favoriser par ailleurs l’entrée dans la municipalité de Lima du front marxiste Gauche Unie (Izquierda Unida) et, ainsi, consacre la division entre le pouvoir étatique conservateur et le pouvoir local reconnaissant l’existence des associations populaires et oeuvrant à leurs côtés dans les quartiers marginaux. Les politiques d’ajustement structurel et le modèle néolibéral adopté par le Président Fujimori vont aggraver la crise économique et provoquer, dès la fin des années 80, la rupture définitive entre les organisations sociales de base et les structures politiques (gauche inclue), d’autre part, l’affaiblissement des associations populaires et de leur capacité autogestionnaire. C’est dans ce contexte peu favorable que sont adoptées deux dispositions légales : la loi 25307 (28 janvier 1991), à l’élaboration de laquelle participèrent les organisations sociales de base, octroyant à ces dernières une existence légale et une personnalité juridique ; le décret municipal 107A (25 juillet 1991) renforçant les pouvoirs des municipalités de district en matière foncière. Leurs applications demeurent fort limitées. En résumé, du point de vue légal, la période démocratique a suscité de nombreux bouleversements. De fait, elle a permis l’émergence de nouvelles instances de gouvernement (régional et municipal) ouvrant ainsi la porte aux forces politiques de gauche, et à un nouveau droit urbain bien souvent en opposition avec le cadre juridique national. Par ailleurs, elle a "offert" aux organisations populaires un espace revendicateur. En d’autres termes, l’évolution juridique va se concrétiser dans la lutte sociale, c’est-à -dire s’imposer par le bas, au travers du processus confrontationniste, hors du cadre classique de la démocratisation insitutionnelle. Les organisations populaires ont donc joué au Pérou un rôle fondamental suscitant et promouvant, au travers de leur mobilisation en faveur d’une reconnaissance formelle, la démocratie et " l’égalité " juridique.