Gestion sociale de la ville Les projets dits de coopération reposent généralement sur des transferts de compétences à sens unique Nord-Sud. En tant que partenaire - appui technique en matière juridique et de médiation -, Juristes-Solidarités a découvert une tentative de "transferts réciproques" à partir d’un programme d’échanges entre animateurs(trices) de quartiers sénégalais et français mis en place par ENDA, ONG internationale basée à Dakar. L’hypothèse de départ : même si elles prennent des formes différentes, les méthodes de gestion sociale des quartiers en difficulté seraient suffisamment proches pour qu’un échange de compétences permette une avancée méthodo-logique réciproque. Trois sites ont été choisis : les quartiers de la Médina et de Yoff à Dakar et le quartier de Bayal à Thiès d’une part ; Le Havre, Longjumeau et Lunéville d’autre part. Objectifs : permettre une lecture différente de la réalité sociale du quartier concerné, grâce au regard extérieur des professionnels étrangers ; initier des relations de coopération entre les villes françaises et sénégalaises, provoquer une réflexion méthodologique conjointe et susciter des solutions originales de "gestion sociale des quartiers". Cette action qui s’est déroulée sur plusieurs mois a permis deux séjours alternés (mars-avril 1993 ; et octobre de la même année) de Sénégalais en France et un séjour (juillet 1993) de Français au Sénégal. En France, à Lunéville, des solutions ont été proposées et réalisées pour aider une association d’habitants à reconquérir une légitimité sociale et s’ouvrir aux jeunes et aux femmes. A Longjumeau, une réflexion méthodologique sur les fonctions d’animation et de médiation a été engagée. Au Havre, les animatrices sénégalaises ont aidé à rétablir des relations entre la communauté sénégalaise du quartier du Bois de Bléville et les institutions locales, en particulier l’école. Au Sénégal, à la Médina de Dakar, les Havrais ont proposé une action de prévention de la délinquance par le sport. A Thiès, les animateurs de Lunéville ont participé à la revitalisation de deux structures de quartier. Dans le quartier Yoff de Dakar, les animateurs français ont analysé la spécificité des fonctions de médiation en milieu populaire. Enfin, entre les Sénégalais et les Français de tous les sites, des projets d’échanges et de coopération ont été initiés et seront réalisés soit directement entre les quartiers, soit au niveau des mairies. Cette expérience qui peut apparaître comme idéale à la lecture de son compte-rendu a été certes très riche dans les échanges, inégale dans les réalisations mais surtout inégalitaire, pour de multiples raisons qui d’ailleurs en font tout son intérêt et qu’il conviendrait d’analyser : comme le soulignait une animatrice sénégalaise qui, parlant des animateurs français, notait : " [...] ils prennent plus qu’ils ne donnent [...]" ; cette constatation étant faite après les propres déclarations dans ce sens de quelques Français. La donnée juridique : la médiation Juristes-Solidarités, sollicité par ENDA pour appuyer le volet juridique du Programme d’Echanges Sud-Nord - Gestion Sociale de la Ville, s’est mis à la disposition des acteurs et partenaires du projet dont le programme avait été préalablement élaboré par ENDA. Si l’objectif était uniquement de permettre un véritable échange entre les acteurs du Nord et les acteurs du Sud, de manière à ce que leurs savoirs-faire ( la médiation ) se confrontent pour élaborer en commun un processus d’information, de réflexion et de formation réciproque (objectif défini dans le projet Gestion Sociale de la Ville-Programme d’échanges Sud/Nord), le bilan serait négatif. En effet, globalement, les "animateurs" du Nord n’étaient pas sensibilisés à cette approche du droit comme outil de développement et d’autonomie, ni à la médiation comme outil de construction du lien social. Et les "animateurs-médiateurs" du Nord, trop jeunes dans la pratique de la médiation et associés au projet trop tardivement. Ce qui a produit des rapports inégalitaires entre les animateurs français, découvrant une pratique dont ils n’avaient pas conscience, et les animateurs sénégalais, au contraire très sensibilisés à la pratique et à la réflexion de ce qu’au Nord nous appelons "médiation" (toute forme de règlement négocié des conflits par l’intermédiaire d’une tierce partie n’intervenant pas en qualité de juge). Il faut noter que les termes "animateur", "médiateur", "médiation" sont des termes produits par le Nord et recouvrent parfois des contenus divers. Ces termes ont toutefois été retenus d’une manière consensuelle - pour la commodité du texte - les principaux acteurs du projet s’étant réciproquement reconnus à travers l’énoncé de leurs pratiques. Mais dans la mesure où un des objectifs était aussi de "faire comprendre et prendre en compte aux acteurs sociaux du Nord les différentes logiques existantes, y compris la leur", le bilan de ce point de vue est positif. En effet, de la lecture des compte-rendus, il ressort nettement que les Sénégalaises et les Sénégalais, très concernés par la médiation, par leur propre pratique quotidienne, liée à des raisons culturelles et du fait qu’ils ont participé à l’origine à l’élaboration du projet, ont formulé des observations, des propositions et agi sur ce terrain là pendant leur séjour en Françe. Ainsi, leur action a sensibilisé tous les Français sur l’intérêt de la médiation de quartier, initiée et pratiquée par les populations dans des lieux proches des habitants, comme outil essentiel de construction ou de reconstruction du lien social. A Longjumeau, où les animateurs étaient les plus engagés, puisqu’une médiation pénale venait d’être mise en place, certains se posent des questions sur l’intérêt d’élargir la pratique de la médiation en ne la limitant pas à son seul aspect pénal et en recherchant une plus grande proximité de fonctionnement. A Lunéville, l’équipe souhaite engager une dynamique dans l’esprit des boutiques de droit et de la médiation des Minguettes (Vénissieux-Lyon), comme une des réponses à ce qu’il est convenu d’appeler la délinquance. Au Havre, alors que la médiation n’apparaissait pas comme un élément central de travail, le groupe n’exclut plus la possibilité que ce thème puisse devenir central dans le cadre du fonctionnement du projet de quartiers. Enfin, il semble que certains et certaines de ceux et de celles qui sont allés au Sénégal, aient découvert là bas que " la malédiction, ce n’est pas d’être pauvre, c’est d’être seul ". Et qu’une observation attentive de la société africaine montre en général l’extrême complexité de liens sociaux, le temps et l’énergie consacrés à l’entretien de ces liens. Dans ce sens, le lien social est le moyen essentiel de sortir de l’exclusion ou de ne pas y entrer. Bilan méthodologique sommaire : pour que d’autres échanges du même type, dont le développement est fondamental et nécessaire, puissent se multiplier dans de meilleures conditions, il est indispensable de porter une attention particulière et le temps nécessaire à la préparation des échanges. Ceux-ci doivent être conçus comme des actions de formation, favorisant l’élargissement du cadre d’analyse, porteurs d’éléments dynamiseurs pour les actions et permettant, à travers l’observation de concordances, l’identification d’une démarche commune de changement social. Pour que la confrontation des expériences des Suds et des Nords, de prise en charge des problèmes et de solution aux conflits apportées par les populations, aide les uns et les autres à mieux comprendre le rôle du droit (dans ses multiples sources et formes : pluralisme juridique) et plus globalement du phénomène juridique (entendu comme l’ensemble des luttes individuelles et collectives et des consensus sur leurs résultats) dans le processus de développement et de renforcement de la démocratie, il est une condition préalable : c’est la conscience de l’enjeu du droit au coeur de la vie de la cité et non pas en dehors et affaire de spécialistes, qu’en aura l’initiateur ou l’opérateur de tels échanges. Cette conscience lui donnant la capacité et les moyens de sensibiliser et d’associer tous les acteurs de terrain et les partenaires dès l’élaboration du projet, avec le temps nécessaire.