C’est une réflexion novatrice sur les droits de l’homme que nous apporte l’Uruguayen Luis Perez Aguirre, membre du SERPAJ (Service de Paix et Justice), inspirée de son observation de la misère et de la mort dans les "favelas" d’Amérique Latine. Choqué par cette misère, l’auteur pose la question de savoir qui en sont les responsables ? Il reprend le terme de "non-personne" utilisé dans l’Antiquité par les Grecs pour désiger "l’esclave "aprosopos", c’est-à -dire "celui qu’on ne voit pas", le non-visage, la non-personne. C’est le visage des exclus, des zonards, des prostitués, des enfants de la rue, des ombres, des torturés, des disparus, de tous les oubliés de la communauté des droits de l’homme". L’ordre social actuel ne reconnaît toujours pas de droits à ces "non-personnes". La situation de ces gens, qu’il qualifie de "infra-humaine", viole tous les droits de l’homme. Or, il note en même temps que les droits de l’homme peuvent être le lieu d’une expérience de libération et de dignité pour lequel il faut tenter "d’assurer le passage d’un discours des droits de l’homme qui ne parle pas aux pauvres, à la doctrine et l’engagement exprimés par les pauvres eux-mêmes". Pour Luis Perez Aguires, la non-personne lance un appel à la transformation urgente des bases mêmes d’une société deshumanisante, un appel au changement social. Il faut ainsi changer le lieu social, passer de celui des élites des droits de l’homme à celui des pauvres. C’est donc du côté des défavorisés et de leur monde qu’il faut aborder la réalité sociale et ainsi engager sa transformation en défendant les droits de l’homme et non plus se fonder sur des discours théoriques. Luiz Perez Aguirre observe que jusqu’alors, les fondements individualistes et libéraux des droits de l’homme, n’ont profité qu’aux droits de l’individu riche et puissant au détriment de ceux des vastes communautés de pauvres et d’exclus. Le droit à la santé, le droit au logement, le droit à la défense, le droit à l’éducation (etc...) nécessitent des frais financiers inabordables pour les populations défavorisées. Et le caractère universel des droits de l’homme est ainsi remis en cause dans la pratique puisque ces droits sont devenus en réalité l’apanage des privilégiés. Pour Luis Perrez Aguirre, la pauvreté est délibérée, la communauté des droits de l’homme en Occident faisant passer à l’arrière plan les droits économiques, alors que les gouvernements d’Amérique latine justifient la limitation des droits civils et politiques avec l’argument de garantir le développement économique. Les exclus ont besoin, en premier lieu, de vaincre la faim et d’établir la justice par des relations d’égalité et de respect, par la restitution de leurs droits. Il faut développer une éducation aux droits de l’homme, comme stratégie préventive et se pencher sur la relation entre développement et droits de l’homme : "Le manque de moyens et de ressources empêche le pauvre de jouir de ses droits [...]Il n’est pas d’existence humaine sans la possibilité d’avoir accès aux biens ou services nécessaires à la maintenance et au développement de l’être". Il faut considérer l’importance pour ces "non-personne" du droit à la vie ; ils sont peut-être démunis physiquement mais ils y ont droit. Il faut également "crier l’affirmation du droit à sortir de la misère, droit au respect, droit à ce que tombent les barrières de l’exploitation". Mais l’auteur met en garde contre les fausses convictions : - l’application des droits de l’homme ne peut être harmonieuse, il faut accepter qu’assurer les droits des plus démunis se fera souvent au détriment des nantis ; - il faut réaliser que "sans pain, la liberté peut s’avérer insignifiante". Face à cette misère, une revendication s’impose : celle des droits économiques et sociaux corrélativement aux droits civils et politiques. Ceci implique une justice distribu-tive, un accès aux moyens et aux besoins, un droit au respect de l’individu. Pour Luiz Perez Aguirre, le conflit n’est pas un mal, il est constructif, il est l’opportunité pour la solidarité, c’est sur ce dernier point que l’auteur fonde tous ses espoirs. Ce combat pour le changement social nécessite, dit-il, "une pratique qui vise à une action collective, transformatrice, humanisante et pensée et qui rende l’histoire entre les mains des "non-hommes"".