La demande sociale d’accès au droit est plus que jamais d’actualité. De la presse écrite à la radio et au théatre, elle se manifeste de différentes manières. Jacques Faget (chargé de recherche au CNRS et professeur à la faculté de droit de Bordeaux) analyse, dans son article intitulé "L’accès au droit : logiques de marché et enjeux sociaux", la véritable nature de cette demande. Sa réflexion qui s’inscrit dans le prolongement du cadre conceptuel du travail de Juristes-Solidarités souligne que l’accès au droit ne représente pas seulement un enjeu démocratique mais également financier ; la loi française du 10 juillet 1991 relative à l’aide juridique en étant une illustration. Avant de mettre en lumière les raisons de l’ineffectivité structurelle dont pâtit la loi française de 1991, il distingue au préalable l’expression d’accès à la justice de la notion plus vaste d’accès au droit qui, elle, "désigne au plan symbolique la conquête de la citoyenneté, l’accès au statut de sujet de droit, et au plan instrumental l’accès à l’information sur le droit, la capacité d’agir le droit soit offensivement (mettre en oeuvre son droit), soit défensivement (faire respecter son droit)". La citoyenneté y est appréhendée comme "la possibilité donnée à tous les membres d’une formation sociale d’avoir et d’exercer les mêmes droits et de répondre aux mêmes obligations". C’est dans une perspective plus historique que Jacques Faget situe le mouvement d’accès au droit au sens de l’accès à l’information juridique. Dans les années 1970 et 80, il remarque que "les professions juridiques étaient peu préparées à comprendre l’explosion sociale du droit qui se préparait et qui ne s’explique pas seulement par l’inflation legislative et la multiplication des contentieux techniques mais par l’effondrement des capacités des groupes sociaux à réguler leurs conflits. Elles ressentirent douloureuse-ment le développement de pratiques juridiques alternatives à leur monopole". Ces pratiques alternatives recouvraient et recouvrent encore aujourd’hui essentiellement le travail des associations de défense d’intérêts catégoriels, de défense de la femme, des consommateurs, des victimes ainsi que les consultations offertes dans des structures aussi diverses que les mairies, les services socio-éducatifs, des entreprises... C’est dans ce contexte d’inflation du "marché des biens juridiques" que s’inscrit la logique des professionnels du droit qui, en promouvant la loi de 1991 relative à l’aide juridique, visaient en réalité à contrôler la concurrence des nouveaux et "nombreux marchands dans le temple de la consultation juridique". Mais si les intérêts financiers des professions juridiques sont défendus par cette dernière loi, en matière d’aide juridique, celle-ci reste en pratique sans effet. Deux raisons en particulier concourrent à expliquer l’absence d’effets de cette loi. D’abord, le syndrôme de "l’anomie institutionnelle" dont souffrent les avocats qui, prisonniers d’une logique du chiffre et du phénomène d’européanisation des cabinets, désertent les lieux de défense des plus démunis. Ensuite, son inadaptation à une demande sociale du droit, qui nécessite en réalité davantage une réponse socio-politique et une approche stratégique de l’utilisation du droit, qu’un traitement mécanique ou technique de type demande/réponse. Après une brève typologie des diverses formes de demandes sociales du droit qui a pour but "d’organiser une démarche compréhensive de ce que représente le besoin social de droit dont la connaissance commence par l’identification des lieux où il émerge ", l’auteur conclut que ces demandes - aussi diverses soient-elles, qu’elles soient présentées à un cabinet d’avocats ou à une association de quartier - sont " rarement construites, davantage formulées en terme d’insatisfaction, de révolte ou de crainte qu’en termes de catégories juridiques [...]Mais qu’il s’agisse d’un problème réellement juridique ou d’un problème social ou psychologique, elles expriment presque toujours un désarroi, l’absence d’emprise sur la réalité quotidienne et rarement le souci d’utiliser le droit de manière stratégique ". En outre, dans un contexte où les solidarités sociales se décomposent, où les situations de précarité s’aggravent, la " multiplication des règles ne suffirait pas à répondre à un malaise plus profond ". S’appuyant sur les travaux d’Etienne Le Roy (anhropologue du droit et directeur du Laboratoire d’Anthropologie Juridique de Paris I, Sorbonne), Jacques Faget indique que la demande sociale recouvre une attente non pas pour d’avantage de droit mais pour un autre droit. Une telle optique " impose de penser à la distribution du droit et à la juridicisation des espaces de dislocation culturelle ". Le travail de Juristes-Solidarités, qui est cité comme référence dans l’article, s’inscrit évidemment dans cette optique pluridisciplinaire qui consiste à approcher le droit aussi de façon sociologique, anthropologique, politique, psychologique ... Les diverses activités de Juristes-Solidarités ont permis en effet d’identifier des pratiques de droit, des formes alternatives d’utilisation du droit et des groupes s’efforçant dans le monde de favoriser un changement d’attitude des plus démunis vis-à -vis du droit. Cette identification a montré que les expériences du droit peuvent se vivre dans des espaces autres que ceux des professionnels du droit, à travers par exemple la régulation de conflits ; et ce, quelle que soit la société considérée et malgré les réticences qui existent encore dans l’inconscient collectif des populations des Suds comme des Nords, de vivre ou de penser le droit d’une manière autre que le modèle dominant (modèle du droit positif de l’Etat ; modèle occidental d’Etat de droit). Ces lieux de régulation sociale qui embrassent le phénomène juridique au sens large sont de par leur diversification et leur superposition un moyen de développer le pluralisme juridique qui ne peut être que bénéfique : " à côté d’un droit officiel, codifié, qui fait autorité, qui assure la permanence du lien social (principe d’ordre), existe un droit spontané, appelé "vulgaire", dont la fonction est d’adapter les exigences normatives aux problématiques culturelles ou techniques locales, de reconstruire le lien social (principe de désodre transitoire) [...] L’extension de ce droit spontané ne se produit pas de façon anarchique. En réalité ces régulations se font "à l’ombre de la loi". Le droit leur sert de modèle, mais les concepts de contrats, de mandat et de responsabilité y sont tout-puissants. Non seulement cette évolution n’est pas inquiétante car la déjuridicisation des conflits s’accompagne d’un "accrois-sement global de régulation sociale de type juridique" mais elle comporte d’indéniables avantages auto-régulatoires des mutations sociales ". Ainsi, au traitement mécanique de la demande de droit, une utilisation stratégique du droit est proposée. Aux visées corporatistes de la loi du 10 juillet 1991, Jacques Faget confirme la nécessité d’ébrécher le monopole des professions du droit et de créer " une armada de promoteurs juridiques qui puissent prendre en charge l’écrasant marché des désarrois et des solitudes sociales ".