Pour tenter de remettre en question la tradition française de ne pas prendre la justice au sérieux, Antoine Garapon, directeur de l’Institut des Hautes Etudes sur la Justice, s’appuie sur l’affirmation d’un haut magistrat anglais. Ce dernier estime en effet important pour toute démocratie de gagner la confiance des citoyens dans la justice nationale car, pour que la justice soit correctement appliquée, les citoyens doivent croire en elle. Selon Antoine Garapon, il est essentiel de rattraper le retard accumulé depuis quelques siècles, “ durant lesquels l’essentiel de l’énergie et des ressources a été mobilisé autour de l’Etat et de l’administration, et non autour de la justice”. C’est un défi d’envergure : la méthode suivie jusqu’à présent n’est pas la bonne ; il faut aujourd’hui parvenir à se départir d’une culture positiviste, bien ancrée en France. Pour A. Garapon, réformer la justice passe par la mise en Å“uvre d’une politique globale, aussi bien juridique, procédurale, administrative que budgétaire. Généraliser les expériences, analyser les raisons qui poussent à recourir à la justice, avoir une démarche pragmatique et ne pas idéologiser trop vite les problèmes seraient les grandes lignes à suivre. Il faut aussi donner aux parties les moyens de résoudre elles-mêmes leurs différends afin de leur laisser la maîtrise de leur conflit. “ La valorisation de nouveaux modes de résolution des conflits ne doit pas répondre qu’à une préoccupation gestionnaire, mais aussi au souci d’encourager de nouvelles formes de citoyenneté ”. Le politique doit jouer un rôle important dans cette nouvelle configuration de la justice citoyenne, notamment en instituant de nouveaux acteurs collectifs. Enfin, il s’agit de définir une véritable stratégie pour le droit et les professions de justice car la mondialisation ne se fait pas seulement sentir au niveau économique : les différents systèmes juridiques en vigueur doivent non pas se mettre en concurrence comme ils le font actuellement, mais respecter “ quelques canons juridiques supranationaux à portée universelle ”. “ La qualité de notre justice est devenue un défi politique interne et un enjeu économique externe”. A partir de ce constat global, il convient maintenant d’aller plus en profondeur, de prendre le contre-pied de la méthode actuelle et de poser des principes nouveaux, “ quitte à les aménager, plutôt que de multiplier les modifications techniques sans toucher aux principes ”. Cela permettrait d’avoir un raisonnement juridique différent, se référant davantage aux objectifs à atteindre qu’à la stricte application de règles formelles. Pour cela, il sera nécessaire de réformer l’université et la recherche dans le domaine du droit, encore trop plongées dans la culture positiviste. A. Garapon préconise le développement d’une nouvelle discipline autour de la justice et des politiques publiques connexes qui procéderait d’un triple décloisonnement : entre praticiens et universitaires, entre les différentes disciplines et enfin entre les différentes cultures juridiques européennes. “ Les problèmes de la justice ne se confondent plus avec ceux du droit ”, ils s’élargissent à d’autres domaines. Dans le cadre d’une politique de réforme globale et du déclin du positivisme, il s’agit également de : - reconsidérer le rôle des hommes, notamment des professionnels du droit. Le positivisme repose sur la méfiance à l’égard des juges auxquels on dénie toute responsabilité dans la production du droit. Le défi sera de repenser l’indépendance de la justice, mais aussi la responsabilité du juge et sa représentativité. A. Garapon souligne ainsi qu’on ne peut, en se réfugiant derrière le dogme républicain de la représentation nationale, méconnaître par exemple le fait que peu de Français issus de l’immigration sont magistrats. Or des juges issus de l’immigration seraient peut-être plus à même de comprendre le malaise dont souffre toute une partie de la communauté immigrée. - dépasser le corporatisme. “ La justice est trop importante pour être laissée aux seuls juristes ” souligne A. Garapon, citant T.S Eliot. Il faut mettre en place de véritables contre-pouvoirs à tous les niveaux des institutions, c’est-à -dire réserver plus de place aux citoyens, investir de nouveaux champs en fonction de cette nouvelle participation citoyenne (médiation, conciliation...), favoriser les passages réciproques entre les différentes professions juridiques, lesquelles, selon A. Garapon, souffrent d’une grande dispersion... En un mot, les professionnels du droit doivent désormais servir de “médiateurs entre les citoyens et les institutions ” et éviter le cloisonnement professionnel. - intégrer une approche économique. L’ouverture de la justice et la diversification de ses services sont essentielles pour qu’elle devienne économiquement viable. Il semble important que les professionnels du droit puissent “ solvabiliser une demande diffuse de paix sociale par une offre de qualité ”. D’autre part, il ne faut pas oublier que la justice est un bien public aux ressources limitées. Il apparaît donc essentiel de pratiquer une économie politique avec la recherche de critères démocratiques afin de définir les choix budgétaires plutôt que de chercher à faire des économies d’échelle sous prétexte de réduire le budget de la justice. A. Garapon conclut son article en insistant sur le fait que la justice est le symptôme d’une mutation profonde. C’est l’avènement d’une nouvelle démocratie car elle n’est plus le pouvoir de personne. Il semble d’ailleurs que ce soit le sort de tout pouvoir dans une démocratie et son succès n’est possible qu’à cette condition.